Les actionnaires, parasites de la société

 

 

 

 

A l’heure où il est devenu courant de stigmatiser ceux qui occupent les positions les plus dominées dans la société (sans-travail, sans logement, sans papiers...), il est urgent de rappeler quelques vérités en désignant les vrais "parasites", les vrais "oisifs" de la société. Et, parmi eux, les actionnaires.

Les actionnaires, à l’origine, avaient une fonction : celle d’apporter des capitaux aux entreprises pour leur permettre d’investir. Or, aujourd’hui, ils n’assurent plus ce rôle. Nous y reviendrons.

Ils sont généralement rémunérés à un taux de 15% en se tournant les pouces, en prenant de moins en moins de risques (même si l’entreprise ne fait pas de profits, des dividendes leur sont versés !) et en provoquant des effets négatifs sur la société (à cause d’eux, on licencie, on délocalise, on n’augmente pas les salaires, on pressurise les salariés afin qu’ils augmentent leur productivité, etc.)

Ce diagnostic est plutôt celui des altermondialistes (économistes ou philosophes). Mais il est aussi celui de grands patrons et de dirigeants d’institutions nationales et internationales. Tous nous expliquent qu’il est absolument anormal que les actionnaires puissent "avoir un retour sur fonds propres de 15%".

 

 

Ainsi, Jean-Paul Fitoussi, directeur de l’OFCE, dénonce cette anomalie : "[...] le capitalisme se transforme en même temps en processus de manipulation des rêves. Manipulation des rêves parce que cela fait rêver que d’avoir un retour sur fonds propres de 15%. Imaginez une augmentation des salaires de 15% par an ! On serait dans le meilleur des mondes !" [1]

Pour Jean Peyrelevade, "Cet enrichissement est atteint à travers une norme de rentabilité du capital qui est très élevée (on dit, en général, de l’ordre de 15% de retour sur fonds propres). Cette norme n’est pas une norme abstraite. Ca n’est pas un mot. C’est une rentabilité du capital qu’on observe effectivement depuis plusieurs années sur la quasi-totalité des places boursières mondiales. [...] Et donc le déséquilibre majeur [...] c’est que vous ne pouvez pas durablement avoir un capital qui rapporte 15% par an, année après année, jusqu’à l’infini des temps dans une économie qui se développe au taux de 3 ou 4% par an. Ceci pose des problèmes économiques, politiques... Plus, par ailleurs, bien entendu, un mode de développement qui est tellement auto-centré sur la rentabilité du capital et la rentabilité pour les actionnaires que les conséquences en termes d’équilibre écologique de la planète, de protection des ressources naturelles sont non traitées par le système." [1]

Pascal Lamy, directeur de l’OMC, se montre d’accord avec ce qui précède : "Mon diagnostic ne va pas être très différent de celui de Jean Peyrelevade ou de Jean-Paul Fitoussi. Cela fait quelques années que je le vois fonctionner au sens large, planétaire. C’est un système qui va très bien économiquement, qui va mal socialement et dont je doute qu’il soit soutenable." ; "Sur le plan social, pas grand-chose de neuf depuis Marx. C’est un système inégal, injuste, qui se nourrit d’inégalités et d’injustices [...]." ; "Je ne crois pas que ce système, dans sa puissance actuelle, soit soutenable. Sur le plan financier parce que, pas plus que les autres [Peyrelevade et Fitoussi], je pense que 15% de retour sur fonds propre, ça fait du sens à moyen-long terme." [1]

 

 

L’économiste Daniel Cohen ajoute que "contrairement aux théories d’un salariat protégé du risque et d’un actionnaire qui prend le risque, on est aujourd’hui dans une situation inverse où l’insécurité économique est portée par le salarié. Et la sécurité financière par les marchés financiers est acquise aux investisseurs." [1]

A ce sujet, Jean-Paul Fitoussi précise : "Je ne crois pas que ce soit l’actionnaire qui ne supporte pas le risque, mais je crois que c’est le système financier en lui-même. Les banques ne prennent plus de risques. Evidemment, il suffit qu’elles vous fassent payer 100 euros par an et par compte pour avoir réalisé l’essentiel de leurs profits. Elles ne prennent plus de risques. Elles n’agissent plus comme étant l’agent moteur de l’investissement. Le système financier, aujourd’hui, en Europe en particulier (cela n’est pas tout à fait vrai aux Etats-Unis) ne finance plus l’investissement. Il finance les rachats d’actions et il finance les emprunts pour servir de gros dividendes. C'est-à-dire qu’il finance le contraire de l’investissement." [1]

L’économiste (et penseur altermondialiste) Frédéric Lordon rejoint ce que dit Fitoussi, si ce n’est que, selon lui, le système financier serait pire aux Etats-Unis qu’en Europe : "Tous calculs faits, il est apparu que dans le cas des Etats-Unis, paradis de la finance s’il en est, les prélèvements de dividendes et de rachats d’actions sont devenus supérieurs aux injections de capitaux frais, de sorte que la contribution nette des marchés d’actions au financement des entreprises est maintenant... négative ! Les marchés boursiers européens, qui n’en sont pas encore tout à fait là, en prennent le chemin [...]." [3]

Quoi qu’il en soit des places occupées respectivement par les Etats-Unis et par l’Europe, il n’en reste pas moins que, de manière générale, les actionnaires ont un rôle de moins en moins positif (voire de plus en plus négatif) en matière d’investissement : "Aujourd’hui, insiste le philosophe Bernard Stiegler, on voit comment les intérêts de la finance vont contre les intérêts de l’investissement. Le capitalisme financier n’investit plus. Il spécule. Et il devient une forme de poison pour l’entreprise et donc pour le développement (et en particulier pour ce qu’on voudrait : un développement durable)." [2]

Jean-Luc Gréau, économiste et ancien expert du MEDEF, estime que le changement remonte au milieu des années 1990. Pour le reste, il confirme le rôle néfaste des actionnaires : "Donc, la grande contradiction que révèle l’expérience des bourses depuis 1995 surtout, c’est que les actionnaires décapitalisent les entreprises. [...] Et c’est ainsi, alors que la profitabilité des entreprises atteint des niveaux historiquement record, que l’agence Standard & Poor's (c’est une grande agence de notation américaine) révélait il y a quelques jours que la solvabilité des entreprises se dégradait en Europe. C'est-à-dire tout simplement : le profit sort des entreprises [...]." [2]

 

 

Quelles conclusions tirer de tout cela ?

Si, comme les actionnaires, on raisonnait à court terme (et à courte vue), on pourrait envisager de remédier au problème en remettant au goût du jour cette délicieuse recette que rapportait en son temps le curé Jean Meslier : "que tous les grands de la Terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec les boyaux des prêtres" [4]. Bien sûr, dans le contexte qui est le nôtre, il s’agirait plutôt de pendre les actionnaires avec leurs propres boyaux.

Mais, mis à part le fait que cela obligerait à se salir les mains, il est peut-être préférable de réfléchir à plus long terme en s’attaquant aux racines du mal. Ainsi proposera-t-on plutôt de revoir le système de l’investissement qui a commencé à déraper il y a une quinzaine d’années. Il est nécessaire de mettre en place des mécanismes empêchant les actionnaires d’atteindre des taux de retour sur fonds propre non socialement et éthiquement justifiés. Frédéric Lordon propose un mécanisme de "guillotine fiscale" : au lieu de guillotiner l’individu lui-même, ce sont ses profits qui seraient rabotés. Parlant de la finance, il explique : "[Cela] suppose alors de borner réglementairement et autoritairement son profit, seul moyen de lui ôter toute incitation à pressurer les entreprises, leurs salariés et leurs sous-traitants". Il détaille ainsi sa proposition : "On nomme TSR (Total Shareholder Return) cette rémunération actionnariale effective globale rapportée au capital-actions investi. C’est au TSR qu’il faut s’en prendre. C’est lui qu’il faut ratiboiser pour convaincre les actionnaires qu’une fois un certain seuil atteint il est inutile de pressurer davantage l’entreprise pour obtenir d’elle "plus encore et indéfiniment", car tout l’excès désormais tombera, par voie de couperet fiscal, dans la poche de l’Etat" [3].

Evidemment, malgré la prise de conscience actuelle, par certains, de ce que le système marche sur la tête, ce genre de mesures reste impopulaire auprès des gens de pouvoir que sont les financiers. Pour les inciter à accepter de rogner un peu sur leurs profits, peut-être faudra-t-il quand même se résoudre, au moins dans un premier temps, à en pendre quelques-uns avec leurs boyaux...

A. P. – juin 2007

 

 

 

 

[1] forum " La nouvelle critique sociale ", Grenoble, mai 2006, " La nouvelle critique sociale. L'état du capitalisme ", Grands débats contemporains, France Culture, 4 août 2006 (retranscription : I. E.)

[2] " L’investissement durable ", réunion publique de l'association Ars Industrialis, Petit Théâtre, 16 décembre 2006 (retranscription : I. E.)

[3] Frédéric Lordon, " Enfin une mesure contre la démesure de la finance, le SLAM ! ", Le Monde Diplomatique, février 2007, pp. 4-5

[4] " Ah ! mes chers amis, si vous connaissiez bien la vanité et la folie des erreurs dont on vous entretient sous prétexte de religion, et si vous connaissiez combien injustement et combien indignement on abuse de l’autorité que l’on a usurpée sur vous sous prétexte de vous gouverner, vous n’auriez certainement que du mépris pour tout ce que l’on vous fait adorer et respecter, et vous n’auriez que de la haine et de l’indignation pour tous ceux qui vous abusent et qui vous gouvernent si mal et qui vous traitent si indignement. Il me souvient à ce sujet d’un souhait que faisait autrefois un homme, qui n’avait ni science ni étude mais qui, selon les apparences, ne manquait pas de bon sens pour juger sainement de tous ces détestables abus et de toutes les détestables tyrannies que je blâme ici. Il paraît par son souhait et par sa manière d’exprimer sa pensée qu’il voyait assez loin et qu’il pénétrait assez avant dans ce détestable mystère d’iniquité dont je viens de parler, puisqu’il en reconnaissait si bien les auteurs et les fauteurs. Il souhaitait que tous les grands de la Terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec les boyaux des prêtres. Cette expression ne doit pas manquer de paraître rude, grossière et choquante, mais il faut avouer qu’elle est franche et naïve. Elle est courte, mais elle est expressive puisqu’elle exprime assez en peu de mots tout ce que ces sortes de gens-là mériteraient. " (Curé Jean Meslier [1664-19729], Mémoire. Extraits, Paris, Exils Editeur, 2000, pp. 42-43)

 

 

 

 

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