LA REFONDATION DU MONDE

(extraits de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil – 140 F)

 

 

 

 

 

 

 

En résumé…

" Dans l'air du temps, quelque chose sonne faux et nous alarme. Faut-il nous résigner à la fin des pensées universalistes, au règne versatile de la démocratie d'opinion, au nouveau dogmatisme du tout-marché ou de la technoscience, à l'évanouissement définitif des utopies et de l'espérance ? Derrière ce discours, nous devinons des formes nouvelles de domination, des inégalités accentuées, un principe d'humanité qui fait naufrage. Mais ces périls nous trouvent étrangement désarmés. Après un siècle marqué par les tyrannies, les folies et les ruines, nous ne savons plus comment faire face. Nous sommes "revenus de tout" et trop vite désabusés. Rarement, il nous avait semblé plus urgent de retrouver un peu de terre ferme. [...]

Jean-Claude Guillebaud est écrivain, journaliste et éditeur. Il a publié, notamment, La Trahison des Lumières (prix Jean-Jacques-Rousseau, 1995) et La Tyrannie du plaisir (prix Renaudot de l'essai, 1998). " (au dos du livre La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Ces nouvelles formes de domination face auxquelles on est désarmés

" Est-ce ainsi, vraiment, que le futur s'annonce ? Faut-il nous résigner à la fin des pensées totalisantes, au règne versatile de la "démocratie d'opinion", aux pesanteurs du tout-marché ou de la technoscience, à la raideur du droit substituée aux croyances collectives, à l'évanouissement définitif des utopies et de l'espérance ? Derrière ce bric-à-brac, nous pressentons des formes nouvelles de domination, des inégalités faisant retour, un principe d'humanité qui fait naufrage. Mais ces menaces nous trouvent, cette fois, désarmés. Nous avons du mal à seulement les analyser. Le sol se dérobe. Rarement, il nous a semblé plus urgent de trouver un peu de terre ferme. " (p. 10 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

La quête de sens est-elle possible dans ce monde-ci ?

" [...] le débat récurrent sur les valeurs ou la "quête de sens" me paraît assez vain [...]. Comme si se présentait à nous l'étendue d'un possible – d'une offre éthique – dans lequel il suffirait d'opérer une sélection, à l'instar d'un pousseur de Caddie composant ses menus dans les rayons d'un supermarché. Voyons un peu : quelles valeurs adopterons-nous demain ? Ou encore : à quelle sauce choisirons-nous d'accomoder nos vies ? [...] En réalité, ni la morale, ni les valeurs ne sauraient être des ingrédients ajoutés au reste, des ornements qui viendraient améliorer – ou enjoliver – notre façon de vivre ensemble. [...] Assurons-nous d'abord un taux de croissance, une bonne santé de la Bourse, une pratique compétitive de l'Internet et nous pourrons, ensuite, nous occuper du "sens". Encore un peu plus de marchandises à disposition et nous prendrons à bras-le-corps ces affaires d'humanisme, de joliesses civilisées... " (pp. 11 et 12 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Une réalité impensée

" Depuis deux ou trois décennies, le cours des choses est même allé bien plus vite que la pensée. En cette fin de siècle, nous sommes les contemporains anxieux d'une réalité qui demeure, au sens strict du terme, impensée. " (p. 15 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Le droit n'est-il pas suffisant ?

" Pour certains, la référence aux grandes chartes et déclarations devrait largement suffire à fonder notre résistance aux nouveaux barbares. Et de citer les Déclarations américaine et française des droits de l'homme et la Déclaration universelle de 1948 [...]. En fait, ce "droit-de-l'hommisme" pur et simple, ce juridisme international résigné à faire l'impasse sur toute idée de refondation ou d'archéologie – c'est-à-dire sur la mémoire – me paraît un bien maigre viatique. Et très imprudents ceux qui s'en contentent. [...] Aucun vrai débat ne peut être conduit, aucun combat ne peut être mené au sujet de la "morale universelle" si nous faisons, par l'effet d'une sorte de politesse, l'économie d'un ressourcement. A quoi croyons-nous, au juste ? Quelle fut la genèse de ces convictions ? En sont-elles vraiment ? Pourquoi et comment sont-elles, aujourd'hui, gravement menacées ? [...] Mais là n'est sans doute pas le plus important. Le juridisme optimiste pèche aussi par étourderie. Il semble oublier une logique mille fois vérifiée et qui tient en peu de mots : quiconque s'en remet au droit et à lui seul pour asseoir la cohésion d'une société s'expose à la prolifération de celui-ci. [...] Les juristes sont les premiers à s'inquiéter de ce qu'ils appellent la "pénalisation de la société", cette inclination répressive qui, dans une course en avant irrésistible et désespérée, cherche à pallier l'absence de repères par l'édiction de règles, toujours plus précises, plus insidieurses. " (pp. 18 à 21 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Un siècle sanglant dont nous sortons sans espérance

" "Affolés de massacres et abasourdis d'invention", comme l'écrivait Jürgen Habermas, nous serons donc sortis de ce siècle en comptant les morts. Par millions, par dizaines, par centaines de millions... [...] De commémorations en Livres noirs, de repentance en procès d'assise, tout au long des années 90, nous avons obstinément tenté de répertorier les crimes, les mensonges et les folies d'un siècle que le poète Ossip Mandelstam qualifiait de "despote". Y en eut-il beaucoup d'aussi sanglants et d'aussi déraisonnables ? Eprouva-t-on si souvent dans l'Histoire un tel sentiment de gâchis, une nausée aussi forte [...] ? [...] C'est habités par une stupeur historique sans équivalent, mus par un scepticisme inguérissable – pour ne pas dire une immense "gueule de bois" métaphysique – que nous avons entrepris de congédier ce siècle-là. [...] D'un épisode à l'autre, d'un massacre à l'autre, d'une folie à l'autre, ont été progressivement "désactivés" [...] des principes, convictions ou espérances qui organisaient notre façon d'habiter l'Histoire depuis les Lumières, voire depuis plus longtemps encore. Leur disparition ou, pire, leur compromission avec le mal, a creusé une série de vides, désigné des promesses d'échec, révélé des impasses, nous vouant au bout du compte à une sorte d'exténuation morale et au désengagement soupçonneux. Quand ce n'est pas à ce nihilisme commode qui, à tout prendre, choisit de se réfugier dans l'amnésie. [...] Sans en avoir conscience, aveuglés par le présent, nous avons cheminé d'un effondrement mental à l'autre. Héritiers du désastre, nous sommes aujourd'hui les orphelins de ce que Hans Jonas appelle le "principe espérance". " (pp. 29 à 31 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Le léninisme

" [...] il est une [...] valeur sur laquelle fait fond le communisme et qu'il va dramatiquement disqualifier : l'égalité réelle, l'aspiration à la justice sociale continûment flouée par l'égalité "formelle" du légalisme bourgeois et dont l'accomplissement effectif ne peut passer, dit-on, que par la lutte des classes. Tel sera même le moteur principal de ce totalitarisme-là ; telle sera la justification des purges, terreurs et liquidations dont il deviendra le planificateur imperturbable. François Furet a décrit comment l'aspiration égalitaire va progressivement s'exacerber en instrumentalisant cette haine rageuse du bourgeois, du riche, du parvenu [...]. Avec Lénine, le riche n'est plus seulement le protagoniste d'une âpre compétition sociale, il devient l'ennemi à abattre. Au sens propre du terme. [...] La liquidation méthodique des koulaks russes ou des moujiks d'Ukraine, les massacres de la révolution culturelle chinoise, les "purifications" massives du Kampuchéa rouge procéderont de cette aspiration égalitaire devenue exterminatrice. De cette façon, quoique affichant des objectifs différents, les deux totalitarismes se rejoindront dans l'ampleur et le principe du meurtre. Le nazisme tue le juif ou le tzigane. Le léninisme tue le riche ou le bourgeois. " (pp. 37 et 38 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Le nazisme

" Dans la vieille Europe raffinée et savante, dans le continent des Lumières et de la raison raisonnable, dans la patrie de Goethe, de Beethoven et de Kant, une antique brabarie peut donc faire retour ! Et non seulement faire retour mais, à la différence du léninisme, se revendiquer comme telle ! "Eh bien, oui, proclame Hitler, nous sommes des barbares et nous voulons être des barbares. C'est un titre d'honneur. Nous sommes ceux qui rajeuniront le monde. Le monde actuel est près de sa fin. Notre tâche est de le saccager. [...] Je travaille au marteau et arrache tout ce qui est faible. Dans mes Burgs de l'ordre, nous ferons croître une jeunesse devant laquelle le monde tremblera. Une jeunesse violente, impérieuse, intrépide et cruelle. [...] C'est ainsi que je purgerai la race de ses milliers d'années de domestication et d'obéissance et à la noblesse de la nature ; c'est ainsi que je pourrai construire un monde neuf." " (p. 39 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

L'entreprise communiste relégitimée par la défaite du nazisme

" Si une tyrannie nazie était vaincue, l'autre était toujours là. Elle puisait même dans sa participation décisive à la victoire une forme de séduction renouvelée. Stalingrad et l'Armée rouge avaient héroïquement relégitimé, face à Hitler, l'entreprise communiste. [...] Une bonne partie de l'intelligence occidentale se fourvoya ainsi – et pour un quart de siècle – dans un compagnonnage ou une durable bienveillance [...]. [...] toutes contritions faites, ce ralliement ou cette complaisance seront rétrospectivement perçus comme une nouvelle défaite de la pensée. " (p. 43 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Les "dérives" des démocraties occidentales de l'après-guerre

" Victorieuses de la guerre du droit et vibrantes prêtresses de la liberté, les démocraties occidentales vont se trouver elles-mêmes compromises avec la violence et le cynisme, infidèles aux valeurs qu'elles proclamaient, rétrogradées ipso facto au rang des persécuteurs. Il y eut d'abord Hiroshima et Nagasaki [...]. [Il] y eut également (et surtout) la pesante ambiguïté des guerres coloniales ou impériales. [...] partout la démocratie occidentale – devenue effectivement "impérialiste" – tenta d'opposer la puissance de ses armes et de sa technologie à ceux-là mêmes qui retournaient contre elle les valeurs de justice et de liberté dont elle se prétendait porteuse. [...] La "donne" économique d'alors [années 60 et 70] contribue, elle aussi, à renforcer ce sentiment d'iniquité et d'hypocrisie. [...] Tandis que l'hémisphère Nord, celui de l'Europe et de l'Amérique, s'envole vers une prospérité sans précédent (quatre cents pour cent d'enrichissement en trente ans !), l'hémisphère Sud s'enfonce dans la régression et la faim. [...] Sur le terrain des idées, toute l'après-guerre, sera donc surdéterminée – du moins à gauche – par ce vague dégoût de soi saisissant les démocraties occidentales. [...] Aux yeux d'une partie des citoyens d'Europe ou d'Amérique, ce "camp de la liberté" qui a vaincu Hitler est devenu à son tour moralement inhabitable. [...] "Il vaudrait la peine, écrit-il [Aimé Césaire, écrivain et député antillais] dans les années 50, d'étudier cliniquement, dans le détail, les démarches d'Hitler et de l'hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu'il porte en lui un Hitler qui s'ignore, qu'Hitler l'habite, qu'Hitler est son démon." " (pp. 43 à 45 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

La fin de l'Histoire s'achève

" La "fin de l'Histoire", en somme, s'achève ! [...] on a du mal à se convaincre que l'expansion boulimique du mercantilisme dans une société vide, la prévalence des lois du marché, l'apothéose du quantitatif, bref, que tout cela représente une forme parachevée de civilisation. En d'autres termes, on ne parvient pas à assimiler l'avènement du marché mondial et l'atomisation sociale qui lui correspond à je ne sais quel accomplissement des Lumières. [...] Cette insidieuse désespérance ne procède pas de quelques imperfections qu'un peu de politique social-démocrate suffirait à corriger. Elle est le produit d'une contradiction centrale [...]. " (p. 58 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

L'utopie libérale... et son principe schizophrénique

" [Le] marché croit dur comme fer à une ruse de la raison économique capable de transformer l'intérêt égoïste de chacun en bien pour tous. Il entend asseoir la prospérité de tous sur l'intérêt bien compris de chaque individu. C'est là, nous dit-on, l'alchimie fascinante du libéralisme, une alchimie assez puissante pour convertir le plomb en or et la cupidité en altruisme. [...]

C'est en 1705 que Mandeville publie un texte qui deviendra fameux : La Fable des abeilles, portant en sous-titre Vices privés, bénéfice public. [...] Bernard Mandeville [...] observe que, dans la ruche, l'affairement égoïste de chaque insecte produit mécaniquement un résultat bénéfique : l'existence même et la survie de l'essaim grâce à la fabrication de miel. C'est parce que chaque abeille vaque à sa propre envie que la communauté prospère. Ainsi en est-il, assure-t-il, des activités humaines. On ne saurait fonder la réussite de celles-ci sur le désintéressement, qui n'est pas fiable, l'altruisme trop versatile ou la contrainte, qui est intolérable. En revanche, il n'est point de moteur plus puissant que ces égoïsmes individuels enchevêtrés mais providentiellement conjugués, par la dialectique de l'offre et de la demande, pour le bénéfice du plus grand nombre. [...]

En 1776, l'Ecossais Adam Kircady Smith, le vrai père du libéralisme, reprendra cette idée dans sa célèbre Enquête sur la nature et les Causes de la Richesse des nations. "Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur, du boulanger que nous attendons notre dîner, écrira-t-il, mais du souci de leur intérêt propre." Ainsi sera formulée la métaphore de la "main invisible", cette capacité auto-organisatrice du libre marché, à laquelle se référeront tous les théoriciens libéraux, de David Hume à John Locke, Benjamin Constant ou Milton Friedman. La main invisible du marché deviendra le "dieu caché" régulant la société pour le plus grand profit de ses membres. [...]

Si elle a fait la preuve d'une efficacité sans pareille pour la production de la richesse et la fixation des prix, la "main invisible", dès lors qu'elle est livrée à elle-même, bute sur une contradiction majeure. Celle-ci : en voulant mettre l'égoïsme de chacun au service de tous, elle en vient à légitimer celui-ci. Mieux encore, elle fait de l'égoïsme une "vertu" économique et, au bout du compte, une vertu tout court. [...] Ainsi la démocratie de marché place-t-elle exactement en son centre cela même qui menace sa survie. [...] Telle est bien l'ambiguïté sur laquelle achoppe aujourd'hui une modernité qui, après la déconfiture des autres modèles, tend à faire du marché non point une composante de l'organisation sociale, mais la seule. [...] A-t-on jamais connu, dans l'Histoire, une civilisation dont le "vice" (selon les propres termes de Mandeville) serait le fondement principal ? Telle est la question. Dans une démocratie intégrale, le "vice" de la cupidité devra être tout à la fois célébré pour son efficacité productive et combattu pour sa dangerosité sociale. Programme schizophrénique. " (pp. 59 à 61 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Le règne sans partage du marché

" A aucun moment, jusqu'à aujourd'hui, le marché n'avait régné sans partage sur une société donnée. C'est cette hégémonie qui fait problème, non pas le marché lui-même, comme technique économique.

"Jamais, écrit André Gorz, le capitalisme n'avait réussi à s'émanciper complètement de la politique." La pure économie libérale n'a existé nulle part. De tout temps, le marché a dû composer avec des logiques contraires, des croyances maintenues, des résistances collectives, un "sacré" fédérateur ou des modèles rivaux. [...] lorsqu'on raisonne sur Adam Smith ou les grands théoriciens libéraux, on oublie que leurs réflexions s'appuyaient sur une représentation de la société perçue à l'époque comme un ensemble encore largement unifié par des convictions communes ou des valeurs partagées – notamment religieuses. Autrement dit, il existait au XVIIIe siècle un fonds commun de croyances et de "vertus" capable de tempérer le nihilisme objectivement destructeur du marché. [...] Adam Smith, comme on le sait, fut d'ailleurs l'auteur en 1759 – dix-sept ans avant de concevoir sa "main invisible" – d'une Théorie des sentiments moraux, que nos contemporains jugeraient abusivement moralisatrice. " (pp. 63 et 64 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

" Pour reprendre la terminologie de Karl Polanyi, l'économie n'est plus "encastrée" comme jadis dans les relations sociales ; ce sont ces dernières qui se trouvent dorénavant "ancastrées" dans la logique marchande. " (p. 75 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Un système de concurrence... sans concurrent

" Les hasards de l'Histoire placent [...] le libéralisme dans une situation de monopole, ce qui contrevient à ses propres valeurs, fondées, comme on le sait, sur l'idée de compétition. Dès lors, se demande à bon droit Lester Thurow, "comment un système qui croit à la nécessité de la concurrence pour rendre les entreprises efficaces pourrait-il lui-même s'adapter au changement et conserver son efficacité, s'il n'a plus de concurrent ?". " (p. 65 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Une continuité entre mai 68 et le libéralisme ?

" [...] on est encore loin d'avoir convenablement analysé ce tour de passe-passe conceptuel, cette permutation symbolique qui fait du néolibéralisme la dernière idéologie objectivement révolutionnaire de cette fin de siècle. [...] Ainsi en est-il des singulières retrouvailles entre une partie de l'ancienne extrême gauche européenne et une frange de la droite ; retrouvailles sur des positions dites "libérales-libertariennes". Le "cas" Daniel Cohn-Bendit – ancien soixante-huitard devenu écologiste, mais vigoureusement applaudi par la droite libérale d'Alain Madelin – en fut un exemple anecdotique mais significatif durant le premier semestre 1999. [...] Dans un article remarqué, un universitaire de Cambridge (Massachusetts), Mark Lilla, a repris et développé brillamment la même idée : "Quiconque fréquente des jeunes Américains le sait, ceux-ci ne trouvent aucune difficulté à concilier les deux aspects de leur vie quotidienne. Ils ne voient pas de contradiction à occuper des petits boulots sur le marché mondial déchaîné – le rêve reaganien, le cauchemar de la gauche – et à passer leurs week-ends immergés dans un univers culturel et moral façonné par les sixties.[...]" " (pp. 71-72 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Une logique totalitaire... d'après Georges Soros

" Le financier Georges Soros, bon connaisseur s'il en est, ne s'embarrasse pas de nuances lorsqu'il proclame à ce propos : "L'intégrisme des marchés menace aujourd'hui davantage la démocratie que n'importe quel totalitarisme." " (p. 73 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Un marché de l'humanitaire ?

" [...] C'est ainsi que la philanthropie et la démarche humanitaire [...] sont gérées aujourd'hui comme un marché mettant en relation des "nécessiteux" et des donateurs potentiels devenant des "consommateurs ayant un besoin de don à assouvir". Ainsi, la marchandisation-médiatisation de la charité n'est-elle plus seulement l'occasion d'une désagréable dérive que Bernard Kouchner baptisait jadis charity business. Elle correspond à l'extension plus radicale d'un mode de pensée totalitaire. Intervenant dans un congrès, un spécialiste de la question résumait ainsi cette évolution, en ajoutant qu'elle lui semblait affolante : "En utilisant une entreprise commerciale uniquement comme moyen (pour les mailings, etc.), le monde de la philanthropie finit par intégrer le modèle de l'économie néoclassique avec des consommateurs et des producteurs à la recherche de l'équilibre de l''offre et de la demande. [...] Et comme dans tout marché, certains produits ne seront pas achetés, ne correspondront pas à la demande et, toujours dans la logique de ce modèle, tant pis pour eux, ils n'avaient qu'à avoir une misère vendable, une maladie à la mode." " (p. 74-75 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Communisme et libéralisme : la certitude d'avoir raison

" Parmi les emprunts faits par le libéralisme à son ancien adversaire communiste, il en est un qu'on aurait tort de sous-estimer : la certitude d'avoir raison. Comme les marxistes d'avant-hier, les défenseurs du marché sont convaincus d'incarner non point une opinion mais un savoir. [...]

Ce retour inattendu d'une théorie déguisée en vérité scientifique explique cette étrange impression de déjà vu que donne le discours dominant, celui des commentateurs, des économistes, des médias. Souvenons-nous de ce qu'était l'opinion majoritaire à l'Université et parmi les cercles intellectuels de gauche dans les années 50 à 70. Et rappelons-nous avec quel implacable dédain étaient alors discréditées les opinions dissidentes. [...] Face au contradicteur naïf – on disait alors "bourgeois" –, il se trouvait toujours mille et un experts en marxologie pour invoquer les tables de la loi, les exégèses reconnues, les acquis de l'empiriocriticisme ou je ne sais quel commentaire de Lénine. Le pouvoir d'intimidation était sans appel. Les contradicteurs renvoyés à leur incompétence n'avaient plus qu'à raser les murs. Ce qu'ils faisaient d'ailleurs... [...]

Comme ceux d'hier, tous ces dévots de la vulgate dominante demeurent insensibles aux démentis du réel, aux défaillances avérées de l'analyse, aux calamiteuses erreurs de prévision. Encore un trait qu'ils partagent avec ceux de jadis, qui demeuraient inébranlables dans leur foi, quels que fussent les échecs du "socialisme réel". " (pp. 77 à 79 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Le Bonheur dans le taux de croissance

" Certes, le siècle qui s'achève nous a guéris d'une sacralisation de l'Histoire [...]. Nous nous méfions des grandes aventures politiques et des utopies "totales". Nous avons quelques raisons pour cela. Il n'empêche ! L'extraordinaire aphasie de l'époque sur ses propres desseins ne nous dit rien qui vaille. Une interrogation fondamentale nous hante que nous n'osons pas toujours exprimer. Vers quel projet nous [embarque] au juste ce néototalitarisme de la société marchande [...] ? Faut-il chercher ne serait-ce qu'un substitut de projet historique dans ces envahissantes supputations chiffrées ?

"Tous les jours, les commentateurs débattent avec beaucoup de componction pour savoir si le taux de croissance du PIB sera cette année de 2,3 ou de 2,5%, comme si notre destin en dépendait. C'est un tabou. Si bien qu'on n'a plus besoin de justifier la croissance par les bienfaits qu'elle est censée apporter aux individus ou à la collectivité. Ou du moins ces bienfaits semblent aller de soi. [Guy Roustang]" Il suffit de s'extraire une seconde du tintamarre quotidien pour comprendre l'inanité du "suspense" arithmétique, ramenant le devenir de l'humanité à ces récitations de décimales sur la croissance, les taux d'intérêt, la capacité de mémoire des microprocesseurs ou le séquençage du génome humain. Il occupe pourtant les esprits, les politiques et le reste. Notre salut tiendrait donc à l'un de ces chiffres après la virgule. A 2,7 de croissance du PNB nous serions sauvés ; à 2,3 un grand malheur serait annoncé. Chacun de nous, même s'il fait mine d'y souscrire dans sa vie quotidienne, comprend l'imbécillité de ce prurit quantitatif. " (p. 92 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

La fin de la solidarité entre générations

" Aux Etats-Unis, [les retraités] adoptent déjà des comportements économiques – en matière d'épargne, notamment – qui témoignent d'une indifférence polie à l'égard des générations suivantes. "A la suite d'un vieillissement de la population, la valorisation du temps s'effrite. Nous avons davantage de vieux, ceux-ci épargnent moins et consomment beaucoup plus que leurs parents au même âge. La baisse du taux d'épargne signifie que les vieux se désintéressent en partie de la génération suivante. [Lester Thurow, Les Fractures du capitalisme]"

Au demeurant, avec la crise, le chômage et le retour des inégalités, cette projection générationnelle dans l'avenir qui, voilà vingt ans, tirait nos sociétés vers l'avant s'est trouvée statistiquement pervertie. Un jeune adulte entrant aujourd'hui sur le marché du travail a plus de probabilités de vivre moins bien que ses parents [Un excellent essai en apporte la preuve : Louis Chauvel, Le Destin des générations]. Où trouverait-il des motifs d'enthousiasme ? Comme le souligne un essayiste américain, qui en fait le titre d'un de ses livres, nous sommes entrés, du moins les classes moyennes, dans "l'ère de l'espérance en baisse". [...] La quasi-certitude, longtemps cajolée, selon laquelle aujourd'hui est mieux qu'hier et demain mieux qu'aujourd'hui n'a plus de raison d'être. [...]

Citons, à titre d'illustration, ce principe de mobilité sociale (ascendante) qui permit jadis la construction d'une vraie culture populaire : le grand-père agriculteur, le père instituteur, le fils médecin. C'est ce que Paul Ricœur appelle les "identités narratives". "Cette allégorie inscrivait le progrès social dans une durée, dans une accumulation de mieux-être d'une génération à l'autre. L'individu ne se pensait que dans la filiation, il s'efforçait d'augmenter l'héritage reçu de ses ancêtres [...]. [Hugues Lagrange]"

Or, cette capacité de se projeter vers l'avant permettait à chacun d'inscrire l'espérance de progrès sur la distance de plusieurs générations. Cette dynamique temporelle était, par nature, pacificatrice. Les générations se succédaient plus qu'elles ne s'affrontaient. En disparaissant, cet optimisme naturel a renvoyé toutes les classes d'âge vers l'impitoyable compétition du jour le jour. A l'enchaînement des générations succède la guerre entre jeunes et vieux. [...]

Aux Etats-Unis, cette rupture de la solidarité entre générations est régulièrement évoquée par les économistes. Deux dispositions du contrat social implicitement conclu après la Seconde Guerre mondiale sont en train de voler en éclats : celle qui voulait que les parents assument la charge des enfants et celle qui, en retour, engageait la société (le contribuable) à assurer l'entretien des parents. "Les vieux, chaque fois qu'ils en ont l'occasion, votent systématiquement contre les taxes locales destinées à l'éducation. Ils s'installent dans des communautés-ghettos de retraités, où les jeunes ne sont pas admis, et qui n'ont pas de charge scolaire. [...] De plus en plus de parents négligent leurs enfants, et le contribuable va bientôt renier sa promesse de s'occuper des vieux [Lester Thurow]." L'irrésistible évolution du régime des retraites vers un système de capitalisation, au lieu et place du système de répartition prend acte de cette rupture de solidarité entre générations, tout en l'aggravant. [...]

En 1900, déjà, Freud s'interrogeait sur le devenir possible d'une société qui interrompait ce "passage de relais" naturel entre père et fils, qui est, pour une société, "le seul moyen d'atteindre l'immortalité". Platon lui-même faisait de ce "projet d'immortalité" le moteur essentiel de toute société humaine. " (pp. 94 à 96 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Ces gens qui pensent pouvoir lutter contre le Marché

" [...] En d'autres termes, l'éviction progressive de la politique, le remplacement de la démocratie par la "société de marché", le refus – ou l'incapacité – de désigner un "projet", tout cela correspond ni plus ni moins à un retour du destin, au sens antique du terme. [...] L'économiste britannique d'origine autrichienne Friedrich von Hayek (1899-1992), prix Nobel d'économie en 1974 et pape du libéralisme, appelait "constructivisme" toute volonté d'agir intentionnellement sur le cours des choses, qui, d'après lui, devrait être confié à la régulation du marché. Il n'évoquait jamais ce "constructivisme" sans une pointe d'ironie. "J'appelle constructivisme, disait-il, cette catégorie de personnes qui pensent qu'elles ont la capacité intellectuelle de tout organiser intelligemment. De l'autre côté se trouvent ceux [les libéraux] qui sont conscients que nous sommes engagés dans un processus qui fait partie d'un mécanisme de décision que nous ne pouvons contrôler." [...] La terminologie utilisée par Hayek et le contenu de ses reproches dessinent en creux ce qui est devenu la tentation avouée du libéralisme : renoncer à toute espèce de volontarisme qui viendrait perturber la parfaite horlogerie du marché. " (pp. 117-118 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Le resurgissement de l'inégalité

" Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que s'élaborait en Europe comme en Amérique un nouveau contrat social, fondé sur la redistribution et la solidarité, nul n'aurait pu prévoir que l'inégalité ferait aussi puissamment retour dans nos sociétés. Et si vite ! A l'époque, la compétition avec le contre-modèle communiste, l'optimiste historique des premiers temps de la Libération, un siècle entier de luttes et de progrès social additionnés, tout conspirait à faire de l'injustice sociale un archaïsme en régression. On pensait avoir fait définitivement reculer cette prétendue fatalité de l'histoire humaine. [...] Moins de cinquante années après la fin de la guerre, l'extraordinaire resurgissement de l'inégalité est donc un événement imprévu et, au sens propre du terme, un scandale historique. Un scandale que ni les diverses crises économiques, ni les chocs pétroliers, ni la mondialisation de l'économie ne suffisent à expliquer. Car l'inégalité et la pauvreté font bel et bien retour au sein des nations les plus riches. [...] " (pp. 122-123 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Egalité identitaire et Inégalités de condition

" L'époque [...] est devenue plus exigeante qu'aucune autre au sujet de ce qu'on pourrait appeler l'égalité identitaire. On ne s'était jamais autant battu, on n'avait jamais autant revendiqué, écrit, polémiqué au sujet de cette égalité-là. Pour l'opinion courante – et c'est un progrès incontestable –, une certaine inégalité immémoriale n'est plus admissible aujourd'hui : celle qui séparait le Blanc du Noir, le citoyen de souche de l'immigré, l'homme de la femme, l'hétérosexuel de l'homosexuel, l'enfant légitime de l'enfant naturel, le bien-portant du handicapé, le citoyen du sans-papiers, le provincial du Parisien, etc.

Une révolution invisible a donc eu lieu, qui rend –heureusement – insupportable ce qui, hier encore, était plus ou moins toléré. [...]

Le problème est que cette intransigeance égalitariste sur la question de l'identité, du statut, de la "différence" s'accompagne d'une incroyable indifférence à l'égard des inégalités de condition. La quête éperdue d'une égalité identitaire forme un écran de fumée masquant le retour des injustices quantitatives les plus criantes. " (pp. 139-140 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Plein emploi sans assistance et Chômage assisté

" Dans sa tendance lourde, le mouvement est le même de part et d'autre de l'Atlantique : là-bas comme ici, l'inégalité revient en force. Quant à l'arbitrage entre le plein emploi sans assistance (Etats-Unis) ou le chômage de masse mais assisté (Europe), il ne fait jamais qu'illustré l'existence de deux méthodes différentes pour répartir une même inégalité globale. " (p. 142 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Quand les pauvres deviennent plus pauvres...

" Confronté à un phénomène aussi ample, les tenants du néolibéralisme se rassurent – et se défendent – en soulignant que ce retour de l'inégalité s'est tout de même opéré sur fond de prospérité générale, une prospérité qui rend moins douloureuse et moins inique la distance nouvellement creusée entre riches et pauvres. [...] Autrement dit, l'enrichissement supplémentaire des riches n'est acceptable que s'il s'accompagne d'un enrichissement relatif – même faible – des pauvres. [...]

Le seul ennui est que cet argument est statistiquement faux, au moins pour ce qui concerne les Etats-Unis. Là-bas, le creusement de l'inégalité à partir de la fin des années 60, non seulement a été plus drastique qu'on pourrait le croire, mais il s'est surtout traduit par un appauvrissement des plus pauvres. Et cela, dans des proportions accablantes. [...] "Aux Etats-Unis, écrit Thurow, le PIB par habitant, corrigé de l'inflation, a crû de 36% en 1973 et la mi-95 ; et pourtant, le salaire horaire réel du travailleur non cadre (qui accepte un poste sans responsabilité hiérarchique, soit la grande majorité des emplois) a baissé de 14%." [...] Plusieurs économistes d'outre-Atlantique s'accordent pour juger que ce phénomène d'appauvrissement des plus pauvres est sans précédent dans toute l'histoire américaine, exception faite, bien sûr, des périodes de crise conjoncturelle comme celle des années 30. [...] La Grande-Bretagne [...] a vécu elle aussi cet appauvrissement des plus pauvres. Les statistiques de l'OCDE indiquent qu'entre 1979 et 1993 le revenu moyen s'y est accru de plus d'un tiers, alors que celui des 10% les plus défavorisés a baissé de 17%. [...]

Toute proportion gardées, cet accroissement spectaculaire des inégalités n'est pas, en Europe, circonscrit à la Grande-Bretagne. Plus généralement, dans l'ensemble des pays de l'OCDE, l'écart entre les 10% des salariés les mieux payés et les 10% les moins bien payés est passé de 7,5 contre 1 en 1969 à 11 contre 1 en 1992. " (pp. 143-145 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Science amorale

" [...] notre inquiétude vient du caractère immaîtrisé du processus technicien. Il est un peu comme la créature ayant échappé à ses créateurs. Vertigineuse, fourmillante, conquérante, la technoscience incarne dorénavant un pur mécanisme auto-engendré, une avidité boulimique que rien ne domestique ni n'oriente. Fragmentée, complexifiée, informatisée, la rationalité technicienne s'éloigne à grande vitesse de la simple hypothèse de son contrôle, même partiel, par la raison humaine. Elle est pure prolifération dont nous ne pouvons que prendre acte. [...] "La science ne pense pas", disait déjà Heidegger. Il est clair qu'aujourd'hui elle "pense" de moins en moins... [...]

Ceux qui réfléchissent à ce mécanisme désormais autonome par rapport à la raison elle-même connaissent ce qu'on appelle parfois le "principe de Gabor". Enoncé dès le milieu des années 60 par l'essayiste Dennis Gabor, ce principe se formule ainsi : dans la logique technicienne, "tout ce qui est techniquement faisable doit être réalisé, que cette réalisation soit jugée bonne ou condamnable [Dennis Gabor, Inventing the Future, Penguin, 1964]". " (pp. 167-168 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

" Dans un contexte de privatisation généralisée [...] s'accélèrent le recul de l'Etat et la dépossession démocratique [...]. Rien ne saurait durablement empêcher la recherche privée d'aller au bout de ses entreprises, fussent-elles folles. [...] Au bout du compte, en effet, ce ne sont ni l'éthique, ni la morale, ni la décision démocratique qui tranchent le débat. C'est le marché, et lui seul. Ainsi se voit complété le "principe de Gabor" évoqué plus haut : tout ce qui est techniquement faisable sera entrepris et tout ce qui est vendable sera réalisé. Le "choix" ultime appartiendra à la seule loi de l'offre et de la demande. [...] les critères quantitatifs, les lois du marché, l'esprit de pure compétition entre les laboratoires, le record technologique médiatisé, la volonté de domination ont contaminé l'ensemble de la recherche scientifique. " (pp. 181-182 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

La non-repentance de la Science

" Des chercheurs comme Jean-Marc Lévy-Leblond ou Jacques Testard dénoncent régulièrement – et à juste titre – cette étrangeté qui voit la science sortir indemne d'un siècle qui aurait dû, au moins, tempérer son arrogance. C'est peu dire, en effet, que la prétention scientiste s'est compromise dans le passé avec les idéologies totalitaires. Avec le communisme, évidemment, mais également avec le nazisme. [...] Or, curieusement, cet enrôlement de la rationalité au service de la tyrannie, la certitude d'avoir – scientifiquement – raison sur fond de massacre n'a guère nourri de réflexion rétrospective, ni débouché sur la moindre repentance. [...]

A cause de cela, les rationalistes font sourire lorsqu'ils chargent le "religieux" de toutes les turpitudes ou quand ils reprochent à l'Eglise catholique le caractère tardif de ses repentances.

Michel Serres évoque parfois, à ce sujet, la rupture morale que constitua, pour les démocraties elles-mêmes, la destruction d'Hiroshima et de Nagasaki, apothéose de l'habileté scientifique et technique. A ses yeux, cette acceptation du "mal" technologique nous a introduits, voilà plus d'un demi-siècle, dans une ère historique nouvelle, tout comme la chute de Troie avait mis fin à l'ancienne histoire grecque. Cette rupture eût exigé d'être au moins pensée et maîtrisée. Elle conviait l'humanité à s'interroger sur sa propre puissance. Or, on n'y consentit guère, hormis quelques cas individuels exemplaires, dont Julius Oppenheimer (1904-1967), directeur du Centre de recherche nucléaires de Los Alamos, qui refusa de travailler à la bombe H et fut accusé de collusion avec les communistes, avant d'être – très tardivement – réhabilité. [...]

Aujourd'hui, la même compromission et la même étourderie sont à l'œuvre. Voilà que se trouve paisiblement oubliée cette dimension critique qui est pourtant constitutive de la raison. La science est spontanément créditée d'une positivité, d'un cousinage avec le "bien", le progrès, la lumière, et cela sous l'effet d'un optimisme naïf (ou calculateur). Or tout devrait nous détourner de cette outrecuidance. L'Histoire contemporaine nous montre en effet qu'aujourd'hui comme hier la science moderne, privée de sa capacité critique, s'accommode parfaitement des nouveaux fanatismes, tyrannies ou totalitarismes. Il y a compatibilité parfaite entre la technoscience – incapable de produire des valeurs humanistes – et la barbarie qui récuse ces dernières. " (pp. 168 à 170 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Uniformisation des styles de vie

" Une sensibilité uniforme se répand [...] par mille canaux et réunit virtuellement les jeunesses de tous les continents. Les styles de vie se ressemblent, les cultures s'enrichissent des diversités tout en s'amalgamant de façon identique d'un bout à l'autre de la planète. On consomme les mêmes produits, on porte les mêmes vêtements, on plébiscite les mêmes marques, etc. La worldmusic et la worldlitterature réinterprètent folklores et mémoires locales tout en les universalisant avec une inépuisable créativité. " (p. 191 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Les médias et l'urgence humanitaire

" A la "démocratie d'opinion" s'ajoute maintenant ce qu'on pourrait appeler la "diplomatie d'opinion". Pour le meilleur et pour le pire, une émotivité mondiale, éruptive, vient battre en brèche le vieux cynisme des raisons d'Etat et des realpolitik dans la gestion des crises internationales. Des hommes souffrent, la télévision les montre, il faut agir... Cette mondialisation de l'opinion est porteuse de progrès indéniables (la diffusion d'une morale planétaire) et de perversions catastrophiques (la versatilité des réactions, la sélectivité des indignations ou leur manipulation, la thématique de l'urgence ayant l'amnésie pour corollaire, etc.). " (pp. 191-192 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Lorsque, sous couvert d'universalité démocratique, la société occidentale projette au-dehors le plus contestable d'elle-même

" [...] On pourrait même soutenir que cette positivité éthique du "droit-de-l'hommisme" sert très souvent d'habillage – et d'alibi – à l'extension indéfinie de la rationalité marchande. [...] La mondialisation, dès lors, est d'abord celle du commerce, de la publicité, de la vulgarité mercantile. [...] En forçant à peine le trait, on pourrait dire que la société occidentale, avec une fausse ingénuité, s'emploie moins à universaliser ses valeurs que son propre nihilisme. Sous couvert d'universalité démocratique, elle projette aussi vers le dehors le plus contestable d'elle-même : cynisme du plus fort, émiettement individualiste, avidité du profit et mépris du faible. [...] Comme le "goupillon" du christiannisme missionnaire avait permis de légitimer jadis la conquête coloniale, la défense des droits de l'homme ouvre aujourd'hui la route aux multinationales. " (pp. 192-193 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

La publicité : une guerre de symboles

" Aujourd'hui, les grandes firmes qui s'affrontent pour le partage des marchés ne vendent plus véritablement des produits mais des signes. [...] La véritable guerre commerciale au niveau planétaire se livre bien davantage sur le terrain de l'image, du symbole, de l'appartenance symbolique.

Lorsque, au début des années 90, le fabriquant de chaussures Nike ou le maroquinier Gucci ouvraient des magasins dans d'anciens pays communistes comme la Hongrie ou la Pologne, ce n'était pas sur la qualité réelle de leurs produits qu'ils tablaient pour s'implanter sur ces nouveaux marchés. Ils vendaient essentiellement des signes, assimilés localement à la "supériorité" occidentale. En achetant – à prix d'or – une marque, un jeune Hongrois ou une jeune Polonaise s'appropriait d'abord et avant tout une appartenance. Exhibé ensuite devant les proches ou les étrangers, ce symbole aurait pour fonction de signaler l'intégration imaginaire à un groupe, à une tribu, à une catégorie supérieure. " (pp. 198-199 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Quand le médiatique et le publicitaire se confondent

" [... La] frontière devient chaque jour plus poreuse entre le médiatique et le publicitaire, le concept et le slogan. Sur cette question précise, on peut encore emprunter à Benjamin Barber un exemple significatif : celui de la chaîne américaine MTV, qui incarne à ses yeux rien de moins que "l'âme bruyante de McWorld". [...] MTV est devenue l'un des puissants médias mondiaux. Elle diffuse de Tokyo à Los Angeles et de Calcutta à Lagos des clips musicaux (notamment du rock), des informations et des programmes infantiles. Or, sur les antennes de MTV, un détail "a fait date dans l'histoire des médias" : "La frontière entre divertissement et publicité a totalement disparu. [...] Sur MTV, tout est promotion de quelque chose."

Ainsi se trouve explicitement consommée la fusion contre nature entre discours et marchandise. " (p. 201 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Quand l'individualisme se retourne contre l'individu (Absolue liberté et Absolu désarroi)

" Individus libérés, nous voilà pris de vertige devant notre propre victoire. Celle-ci est désormais si totale qu'elle nous affranchit et nous oppresse tout à la fois. Chaque jour, au tréfonds de nous-mêmes, nous ressentons le poids de ce dilemme : une absolue liberté alliée à un absolu désarroi. [... Nous] savons les deux indissolublement liés. Nous nous sentons pris au piège. Pour rien au monde, nous ne renoncerions à cette précieuse autonomie, mais nous n'en pouvons plus, décidément, de ce vide. Nous balançons sans relâche entre la conscience d'un privilège et l'obscur sentiment d'un deuil. Le privilège, c'est celui que Kierkegaard appelait "le choix de soi-même", la possibilité inouïe de nous construire et de vivre comme nous l'entendons ; le deuil, c'est celui qui fut mélancoliquement défini par le romancier britannique D. H. Lawrence quand il parlait de "la crucifixion de la solitude individuelle", cette vacuité indéfinissable... "Dans le monde contemporain, écrivait Louis Dumont, l'individualisme est d'une part tout-puissant et de l'autre perpétuellement et irrémédiablement hanté par son contraire." On ne saurait mieux définir notre trouble. " (p. 213 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

" Chez Tocqueville, par exemple, est exprimée la crainte que la démocratie ne soit affaiblie par un "trop" d'individualisme qui conduirait les citoyens à se désintéresser du pacte social. "Dans certaines pages sombres de son livre De la démocratie en Amérique, Tocqueville anticipe que l'un des principaux dangers pour les démocraties naissantes sera de ne pouvoir protéger la liberté de tous contre l'individualisme de chacun."

Ces pages, on ne les relit pas aujourd'hui sans être impressionné par leur intuition prophétique. "Je veux imaginer, écrit Tocqueville, sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde ; je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart est comme étranger à la destinée de tous les autres ; ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine. " (p. 230 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

" Aucune société, avant la nôtre, n'avait tenté de faire vivre ensemble des individualités que n'assujettirait plus aucun absolu contraignant, nul dogme – qu'il soit d'essence mythologique, philosophique ou religieuse – sur la nature du Bien commun. Aucun groupe humain n'était parvenu à cette cohabitation de libertés différentes, de croyances disparates qui sont autant de micro-souverainetés. Pas un homme ne put jouir, individuellement, de cette marge providentielle, de ce jeu, au sens mécanique du terme, où la fantaisie de chacun n'est bornée qu'à la fantaisie de l'autre. [...] Un seuil décisif semble cette fois avoir été franchi, au-delà duquel, non seulement la société menace de se défaire, mais l'individualisme lui-même se retourne contre l'individu. Cette prodigieuse libéralisation du "moi" se fracasse en bout de course contre un mur invisible. En parachevant cette victoire, nous aurions mordu la ligne ; nous aurions outrepassé le stade de la libération pour entrer dans celui de la désaffiliation. C'est-à-dire de la solitude. " (pp. 232-233 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

A l'individualisme désiré d'avant-hier succède l'individualisme subi d'aujourd'hui. " (pp. 233-234 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

" Au moment même où il pourrait célébrer sa victoire, l'individu se sent ainsi cruellement floué. Délivré de ses chaînes, il est aussi privé de ses rôles, de ses places, de ses identités. Le voilà dépouillé de toute obligation mais dépourvu de toute identité, sécurité, fonction sociale clairement reconnue. Privé d'inscription dans une mémoire collective assumée, affranchi de toute "culture", il erre dans sa liberté toute neuve comme dans un désert glacé. " (p. 235 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Une démocratie de marché qui fait peu de cas de la personne

" Cette "démocratie de marché" s'est construite sur une valorisation frénétique de l'individu mais, dans la réalité, elle fait peu de cas de la personne. [...] Dans l'organisation quotidienne de la production, le paradoxe est [...] criant [...]. Le management individualisé, qui est maintenant la règle, est rarement favorable à l'individu. [...Rendue] nécessaire par l'impératif de rentabilité maximale, cette parcellisation à outrance du travail profite à quelques-uns mais pénalise le plus grand nombre. Elle met les plus faibles à merci. [...] La disparition de la culture ouvrière, la déstructuration de l'entreprise vécue comme communauté, la ruine du syndicalisme, tout concourt à laisser l'individu libre mais désarmé face à des logiques et des dominations nouvelles contre lesquelles il ne peut pas grand chose. " (pp. 235-236 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Le caritatif est-il la solution ?

" Tous ces processus de désocialisation expliquent que s'exprime aujourd'hui, de manière désordonnée et sporadique, un puissant désir de société. Les nouveaux acteurs, les innombrables travailleurs sociaux ou militants caritatifs s'emploient inlassablement à reconstituer, mais au coup par coup, un lien social en pleine déliquescence. Dans les profondeurs de la société – et à rebours de l'idéologie individualiste dominante –, on s'acharne à refabriquer du "nous". C'est le sens qu'il faut donner à ces mouvements aussi disparates que les Restos du cœur, SOS-Racisme, Droit au logement, etc. [...] Peut-on, pour autant, fonder tous les espoirs sur ce mouvement social aussi généreux que protéiforme ? C'est le pari que fait, par exemple, Alain Touraine. Pour lui, ces "conflits sociaux et des formes d'action politique qui se réorganisent sous nos yeux [...] manifestent les enjeux, les acteurs et les conflits d'un monde nouveau". Cet optimisme me paraît excessif. Il néglige le fait que ces divers mouvements sont en général éphémères, encore peu fédérés, toujours ponctuels. [...] Quant aux militants qui les animent, de leur propre aveu, "ils ont l'impression d'être des Sisyphes poussant un rocher qui redescend toujours plus bas du fait de l'aggravation de la crise sociale [Jean-Marc Salmon, Politis]". " (pp. 238-239 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Un individu "catégorisé" : homosexuelle/el, féministe, beur...

" Un intellectuel italien a [...] mis en évidence ce contre-effet du multiculturalisme qui, tout en arborant l'étendard de la différence, fabrique des micro-conformismes encore plus contraignants que ceux de jadis. Comme l'ouvrier réel de jadis n'était respectabilisé qu'à travers son appartenance à une "classe", le jeune beur, la féministe ou l'homosexuel d'aujourd'hui ne se voient reconnus qu'à la condition expresse qu'ils adhèrent à une "catégorie", répudiant du même coup leur singularité personnelle. [...] Ainsi se retourne pathétiquement contre l'individu un individualisme largement rhétorique qui s'abolit là même où il prétend triompher. Telle serait "l'hypocrisie" d'une modernité "qui, alors même qu'elle promet l'individu, se moque de lui [Paolo Flores d'Arcais] "." (p. 240 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Le lynchage médiatique (ou Le retour des boucs émissaires)

" Un étrange vocabulaire colonise cette fin de siècle. Des mots et des expressions circulent aujourd'hui qui rameutent de très anciennes figures symboliques. On parle de lynchage médiatique et de bouc émissaire. En toutes occasions, on s'accoutume à la rumeur de ces "foules psychologiques" réclamant la désignation d'un coupable, puis son immolation symbolique sur l'autel des médias. Désormais, nulle calamité ne peut survenir – inondation, incendie ou avalanche – sans que nous demandions, unanimement, le châtiment d'un seul ou de quelques-uns, châtiment dont nous escomptons qu'il ramènera la paix, au moins la paix "médiatique". [...] Le sacrifice, c'est l'immolation réelle ou ritualisée d'un "coupable" pour refonder l'accord unanime et restaurer la stabilité du groupe. [...] Or, ce rite sacrificiel, la morale [...] l'avait frappé d'illégitimité. On peut même dire que le renoncement progressif au sacrifice, la lente, très lente substitution du système judiciaire à la vengeance privée, pourraient suffire à caractériser ce que nous appelons civilisation. [...] Est-il abusif d'avancer que ce rite de la vengeance et du sacrifice réapparaît aujourd'hui sous des déguisements qui ne peuvent faire longtemps illusion ? " (p. 245 à 247 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Le nouvel ordre pénal

" Aux Etats-Unis, selon le Service des statistiques de l'administration pénitentiaire, les prisons comptaient 1 630 940 détenus en 1996, soit 615 détenus pour 100 000 habitants (sept fois plus qu'en Europe). [...] Leur nombre a été multiplié par 5,5 en moins de quarante ans. Dans le même temps, la sévérité des peines s'est beaucoup accrue, au point que l'on parle maintenant volontiers de tough penality (rude punition). Ajoutons qu'en 1995 la Californie dépensait deux fois plus pour ses prisons que pour ses universités, et quatre fois plus par délinquant que par étudiant.

En France, de 1975 à 1995, la population carcérale a augmenté d'environ 100 %. On est passé d'un taux de détention de 50 détenus pour 100 000 habitants en 1975 à un taux de 90 aujourd'hui. Cette sévérité se traduit également par une chute libre de la libération conditionnelle : accordée à 30 % des détenus pouvant en bénéficier en 1972, elle n'était plus accordée qu'à 10 % d'entre eux en 1992. " (p. 249 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

L'évanouissement de l'avenir

" L'évanouissement de l'avenir disloque par exemple toutes les formes de prudences sociales ou générationnelles. Il mine par anticipation les solidarités réciproques puisque celles-ci étaient inséparables d'une représentation minimale du futur : je donne aujourd'hui et je recevrai demain ; tu donnes maintenant et tu recevras plus tard : tout contrat social s'inscrit dans une temporalité. Le règne du "à quoi bon" et du "chacun pour soi" s'impose tout naturellement quand l'avenir n'est plus clairement choisi, ni même discernable, sauf à considérer comme un "projet" la seule accumulation marchande ou technologique. Or cette résignation à l'immédiateté du monde et à la disparition de l'avenir menace de dissoudre à son tour la politique et, avec elle, l'aspiration minimale à l'égalité et à la justice. " (p. 279 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Le métissage est inévitable

" Le reste du monde [...] n'est plus le "lointain". [...] Le monde en question n'est pas seulement à notre portée. Il n'a pas seulement rétréci. Il nous a rejoints jusqu'à l'intérieur de nous-mêmes. La globalisation [...] signifie une irruption du monde et de l'altérité au cœur de nos sociétés et de nos consciences. [...] C'est désormais chez nous que s'enchevêtrent les différences et les exotismes ; [...] Le multiculturalisme, l'immigration, les brassages et métissages de cultures et de corps sont la transmutation en problèmes domestiques du vieux face-à-face impérial ou colonial de naguère. [...] Que nous le voulions ou non, nous serons pluriels et métis. " (pp. 283-284 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Vouloir transmettre nos valeurs ne constitue-t-il pas une sorte de néocolonialisme ?

" De partout monte vers nous la même interrogation. Elle se formule ainsi : toutes ces certitudes – égalitaristes, laïques, progressistes, individualistes, raisonnables, critiques, etc. – ne seraient-elles pas le dernier avatar d'une arrogance occidentale et judéo-chrétienne réinventée ? En souhaitant refonder ces principes pour mieux les affermir et les universaliser, ne reconstituons-nous pas une sorte de néocolonialisme ? [... Ne] cherchons-nous pas à imposer notre vision de l'homme et de l'univers ? [...] Les Afro-Américains new-yorkais, les Sioux d'Arizona, les Sonninkés de la banlieue parisienne, les Turcs de Bavière, les Chinois de la Place d'Italie ou les Kabyles bordelais nous posent en tout cas la question en ces termes. J'en connais peu d'aussi difficiles. [...] Dirons-nous que ni l'universalité ni la République ne se discutent, que l'acculturation et l'assimilation citoyenne à "nos" valeurs ne souffrent aucune exception ? Alors, nous devrons tôt ou tard consentir à ce que cette assimilation soit imposée, y compris par la force publique, à ceux qui ne la désirent pas. [...] Dira-t-on à l'inverse que pluralité et relativité doivent faire loi dans une société sans représentations collectives partagées ? Acceptera-t-on l'idée qu'aucune intégration-assimilation d'un individu au groupe ne soit plus légitime ni même envisageable dans des sociétés devenues multiculturelles ? Ajoutera-t-on qu'à cette pluralité d'individus, tous dissemblables et tous souverains, doive correspondre une infinie pluralité des principes et des convictions, sans autre limite que celles des droits civil et pénal ? [...] Nous savons bien que ce relativisme intégral ne mène nulle part, lui non plus. Il revient à prendre son parti de l'atomisation sociale, de la frénésie individualiste ou tribale qui ne produisent, à terme, que des perdants. " (pp. 284 à 286 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

Internet : libertaire ou commercial ?

" L'apparition du web, cette nouveauté festive et sauvage, était vécue comme un Mai 68 planétaire dont les millions de "sites", parlant toutes les langues, tenaient lieu de graffitis. Il n'y était pas seulement "interdit d'interdire", il devenait techniquement impossible d'y songer. Par sa structure même, le web se riait des contraintes et des réglementations. [...]

En théorie, le web promettait plus encore. Il allait permettre de révolutionner la communication en mettant fin à l'hégémonie du "médiatique". Ce dernier, comme on le sait, va de l' "un" vers le "tous", d'un centre souverain (la station de radio ou de télé, le journal) vers une périphérie docile et consommatrice, celle des "usagers". A cet échange pyramidal et élitiste, l'Internet substituait une incroyable communication de tous vers tous [...]. Cette grossesse n'était, hélas, qu'une grossesse nerveuse. Un usage tristement réaliste vint rapidement remettre les choses au point. La révolution tourna court. [...] La délinquance cybernétique fit son entrée sur le web. [...] Le commerce [...] n'était pas plus "doux" sur le web qu'ailleurs. [...] Les "traces" enregistrées tout au long de la filière informatique instauraient [...] une terrifiante transparence, capable d'anéantir l'idée même de liberté privée. [...] Quant aux ignominies pédophiles, négationnistes ou virtuellement meurtrières, qui colonisaient ce nouvel espace, elles contribuaient à faire aussi du web un nouveau vide-ordures planétaire que nul ne pouvait plus laisser sans régulation. [...]

Pour [Bill Gates], le web est d'abord – et doit être – un marché mondial, illimité, permettant d'offrir, sans intermédiaires ni contraintes, la totalité des biens et des services disponibles sur la planète. Echappant à toute réglementation étatique et à tout protectionnisme, il permet de réaliser ce "marché ultime" de l'ultralibéralisme, tel qu'aucun économiste n'avait oser l'imaginer. Il accomplit ainsi les rêves les plus fous de la pensée libérale. Le reste, à ses yeux, participe du folklore et du romantisme. [...]

Pour le moment, tout porte à croire que le web marchandisé façon Bill Gates l'emporte sur le web libertaire des cybernautes. Sur le long terme pourtant, rien n'est joué. " (pp. 359 à 362 de La Refondation du monde par Jean-Claude Guillebaud – 1999 – Seuil)

 

 

 

 

 

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